C’est connu, dans les groupes à peau (gwoup a po, en créole), c’est-à-dire les groupes de carnaval en Guadeloupe qui jouent leur musique sur des tambours recouverts d’une peau de cabri, l’encens est un élément essentiel. Aucun groupe à peau qui se respecte ne sortira sans sa fumée d’encens et, pendant tout le défilé, celui qui est chargé de cette tâche de haute importance ne devra jamais laisser le charbon et l’encens s’éteindre.
L’encens, élément de purification par excellence connu depuis des millénaires, est utilisé pour chasser les mauvaises ondes et surtout les mauvais esprits, les esprits maléfiques attirés par le son du tambour qui pourraient se mêler à la foule, profiter de l’occasion pour prendre possession des corps de carnavaliers déjà en transe par la musique et provoquer des scènes incompréhensibles (disputes, bagarres, blessures, meurtres etc.), bref de la négativité, de la violence, du chaos.
Comment ne pas résister à comparer le Préfet de Guadeloupe au porteur d’encens des groupes à peau car il a décidé de faire naître un carnaval purifié, plus encadré et adapté au temps du Covid-19?
En effet, le mardi 12 janvier dernier, lors de son point hebdomadaire sur l’épidémie de Covid-19 dans l’archipel, le représentant de l’État a rappelé que tous les défilés de groupes de carnaval restent interdis ; il faut dire que le week-end dernier, il y a eu quelques rébellions de carnavaliers avec des petits déboulés “sauvages” de groupes à peau.
Le Préfet a donc proposé de rédiger “une Charte d’engagement” avec les acteurs du carnaval pour ce nouveau carnaval “plus sain”. Il a annoncé qu’il était envisagé que les groupes de carnaval, notamment les groupes à peau, jouent dans leur local en respectant les gestes barrière, avec un nombre de membres précis (50 personnes maximum) et surtout à huis-clos, c’est-à-dire sans aucun spectateur ou auditeur sur les lieux. 15012021 charte répétitions et entrainements carnavalesques
Par ailleurs, l’enveloppe de 200 000 € (100 000 € du ministère de la Culture, 50 000 € du Conseil régional de la Guadeloupe et 50 000 € du Conseil départemental de la Guadeloupe) annoncée en décembre dernier pour financer les projets de carnaval en temps de Covid-19 pourrait servir à filmer ces concerts digitaux de musique de carnaval, a-t-il ajouté sur une radio privée locale. Ainsi, les carnavaliers et le public en général seraient invités à se connecter sur les réseaux sociaux ou à regarder la télévision pour participer aux réjouissances.
L’idée pourrait paraître intéressante car ces concerts numériques pourraient promouvoir le carnaval de Guadeloupe si ceux qui sont en charge du tourisme établissent un véritable plan de communication auprès des antennes du Comité du Tourisme des Îles de Guadeloupe (CTIG) à l’étranger, des agences de voyages, des tours opérateurs ou des médias étrangers, par exemple, afin de relayer cet événement culturel.
Les quelques îles caribéennes, comme Saint-Kitts & Névis, qui ont interdit les parades mais digitalisé certains rendez-vous de leur carnaval en 2020 l’ont fait dans l’esprit de faire connaître leur culture, vendre leur île et attirer des touristes étrangers.
Mais, s’il s’agit de faire des concerts numériques ayant un coût élevé pour que des internautes guadeloupéens de l’Hexagone ou d’ailleurs disent “je kiffe” dans des messages, cela n’apporte rien au tourisme local car nous restons entre nous.
Et puis, le carnaval de Guadeloupe doit résoudre ce problème majeur entre : les groupes qui sont d’accord pour faire du carnaval une industrie touristique et les groupes qui souhaitent que le carnaval reste un espace de contestation populaire…mais ils perçoivent souvent des subventions publiques. Ce sont nos contradictions.
En dépit de tout ce que pourront dire certains, le carnaval de Guadeloupe n’est pas (encore) une industrie qui rapporte de l’argent à l’économie guadeloupéenne. Certes, il fait vivre des marchands de tissus, chaussures, perruques, maquillage, pistaches, sorbets, jus, bokits, sinobol, tambours, produits de bricolage pour les décors, des couturiers, designers (depuis peu) etc.
Mais, aucun avion rempli de touristes ayant réservé des mois à l’avance chambres d’hôtels, gîtes, restaurants, voitures, bus ou autres ne vient spécialement ici pour assister au carnaval de Guadeloupe. Les nombreux touristes présents dans l’archipel à cette période de l’année – la très grande majorité vient de l’Hexagone et sont en vacances d’hiver – profitent de notre carnaval gratuitement.
La Guadeloupe disposant aujourd’hui d’une compagnie aérienne – Corsair – pourquoi ne pas prévoir une “taxe carnaval” sur les billets d’avion à cette période de l’année?
En tout cas, si ces concerts ou répétitions numériques dont parle le préfet de Guadeloupe sont organisés, des tas de questions restent sans réponse.
Qui, en Guadeloupe, pourra résister à l’appel du tambour ?
Combien de personnes resteront tranquillement chez elles quand un groupe du quartier ou le groupe auquel elles ont adhéré sera en train de jouer dans son local?
Comment les groupes choisiront-ils les membres participant à ces répétitions ou concerts du week-end? Ces choix ne vont-ils pas scinder les groupes?
Les groupes qui comptent des dizaines de musiciens, impossibles à accueillir dans leur local, où iront-ils jouer?
De la même façon que les groupes ont-ils été contraints de trouver des membres pour sécuriser leurs défilés, devront-ils mettre en place une sécurité autour de leur local pour chasser les intrus?
Et si la situation dégénère, va-t-on appeler les forces de l’ordre?
Serait-ce mieux de centraliser tous les groupes sur un même lieu de tournage “protégé”?
Que fera-t-on des dizaines de scooters et motos qui, comme des mouches, précèdent ou suivent certains groupes? Le Covid-19 ne les a pas tous définitivement stoppés puisque dimanche dernier, on a bien vu des deux-roues et des voitures prendre la direction de Darboussier où tambours, siyak, chacha et conques de lambi ont ensuite résonné pendant près d’une heure.
De même que ce dimanche 10 janvier, de nombreuses familles étaient présentes comme à pareille époque l’an dernier, sur la Place de la Victoire ; il y régnait une ambiance qui ne disait pas son nom mais qui ressemblait à celle du carnaval et le groupe qui jouait du gwoka devant le kiosque a vite été renforcé par d’autres personnes venues avec leurs conques à lambi, leurs tambours, leurs sifflets etc. Le besoin d’expression de certains carnavaliers s’avère difficile à contenir…
Et puis, comment interdire à une population de célébrer son carnaval pour freiner l’épidémie de Covid-19 quand on déverse sur son territoire, lors de fêtes de fin d’année, des milliers de touristes de l’Hexagone, un territoire européen très affecté par cette pandémie?
Comme les porteurs d’encens dans les groupes à peau, le Préfet de Guadeloupe passe partout avec le pot métallique pour que la fumée chasse les éléments perturbateurs afin d’obtenir un carnaval aseptisé en ce temps de Covid-19, en particulier grâce à cette fameuse Charte.
Après-tout, peut-être que le représentant de l’État gagnera-t-il ce pari puisque certains groupes à peau se revendiquant comme de farouches opposants à “l’État français” sont souvent dans une posture contradictoire…
Dans certaines îles caribéennes, les défilés ont déjà été interdis par les autorités et on ne voit personne, pour le moment, déambuler dans les rues avec des tambours.
Et si finalement, une large majorité de la population guadeloupéenne s’était déjà résignée à ne pas profiter du carnaval en 2021 estimant sa santé primordiale?
Dépenser 200 000 € pour des concerts numériques n’aurait alors aucun sens dans un archipel où le carnaval n’est pas une industrie. Cette somme serait plus utile si elle était répartie entre les groupes ayant peut-être des salariés ou un local à payer et les petits commerçants et artisans vivant des défilés carnavalesques.
Les sondeurs qui, d’habitude, interrogent sur tout et n’importe quoi ont-ils déjà posé cette question à un échantillon représentatif de Guadeloupéens? Qui sait? Les résultats pourraient nous surprendre…