Depuis cette crise sanitaire due au Coronavirus/Covid-19, une expression est de rigueur partout sur la planète et spécialement dans les îles de la Caraïbe :“distanciation sociale”. Subitement nos sociétés caribéennes qui, socialement et culturellement, valorisent la proximité ont été mises en demeure d’imposer une distance de 1,5 mètre entre chaque individu notamment dans tous les lieux publics (écoles, transports en commun, magasins, restaurants, bars, lieux de culte, bureaux administratifs etc…).
Cette nouvelle mesure se révèle d’ailleurs un vrai casse-tête chinois (c’est le cas de le dire puisque le Covid-19 est né en Chine) à mettre en place. Les lieux qui semblaient trop petits pour accueillir beaucoup de personnes sont également trop petits pour accueillir moins de personnes…ou le contraire?! Tout d’un coup, plus de bises, plus de poignées de mains, plus d’accolades car il faut garder ses distances.
D’aucuns ont pensé que ce “fossé physique” ne durerait que quelques semaines et que, dans pas longtemps, nous reprendrions nos anciennes habitudes. Ces espoirs viennent d’être “douchés” par une étude menée par la richissime et prestigieuse Université de Harvard (États-Unis) et publiée le 14 avril dernier dans la revue scientifique Science.
Une “distanciation sociale” jusqu’en 2022
En effet, les chercheurs affirment que des périodes de “distanciation sociale” prolongée ou intermittente pourraient s’avérer nécessaires jusqu’en 2022 en l’absence de vaccin. “(…) Une distance intermittente peut être nécessaire jusqu’en 2022, à moins que la capacité de soins intensifs ne soit augmentée de manière substantielle ou qu’un traitement ou un vaccin ne soit disponible. Les auteurs sont conscients qu’une distance prolongée, même intermittente, est susceptible d’avoir des conséquences économiques, sociales et éducatives profondément négatives (…)”, peut-on y lire.
On entend souvent parler des dégâts financiers que ce confinement dû à cette pandémie planétaire provoquera dans beaucoup de secteurs, notamment dans le secteur culturel, mais qu’en est-il pour les discothèques qui fonctionnent la nuit ou certaines salles de danse accueillant souvent un public plutôt sénior l’après-midi? Ce sont également des lieux de culture. En outre, ce sont des entreprises qui ont des salariés et qui payent des charges sociales et fiscales.
Il est maintenant question de déconfinement et de reprise d’activités dans de nombreux secteurs, mais on imagine que, “distanciation sociale” oblige, ces discothèques et salles de danse ne rouvriront pas leurs portes au cours de ces prochaines semaines. Après ce nombre élevé de victimes du Covid-19, on pourrait se demander si les gens ont vraiment envie d’aller danser, faire la fête? Peut-être oui, pour se vider la tête…
Si les conclusions des scientifiques américains s’avèrent exactes et qu’il faille attendre 2022 pour retrouver une vie normale et aller danser, ces lieux culturels sont clairement menacés de faillite.
Les beaux jours de “Nwa” et “Fouka”
Nous le savons, la Caraïbe est un laboratoire de sons, une terre où les genres musicaux sont légions. Presque chaque île possède son rythme national (ou plusieurs) ou a adopté la musique de l’île voisine. Danser c’est culturel.
Beaucoup de rythmes caribéens se dansent en couple ou avec très peu de “distanciation physique” : la biguine, le konpa, la salsa, le merengue, la bachata, le zouk, la kadans, la soca, la rumba, le calypso, le kadans-lypso, le bouyon etc.
En Guadeloupe et Martinique, il y a une trentaine d’années, danser sur un carreau du sol avec son ou sa partenaire était nouveau et très à la mode. On voyait alors deux corps serrés l’un contre l’autre qui se balançaient langoureusement au son de la musique en faisant du sur-place… Des expressions ont alors été lancées. En créole guadeloupéen, on appelait cette façon de danser “fè nwa” (faire des noix) probablement pour évoquer les testicules; en créole martiniquais, c’était “fè la fouka” (faire de la fouka) probablement inspirée du mot “fouk” qui signifie “braguette”, selon le Dictionnaire du Créole Martiniquais de Raphaël Confiant (en Guadeloupe, il signifie aussi autre chose…).
Évidemment, ces expressions n’ont rien de très romantique et une jeune fille de bonne famille ne devait pas danser ainsi au vu et au su de tout le monde. Il arrivait qu’un jeune homme demande à une jeune fille de danser au beau milieu de la salle et, quelques pirouettes plus tard, le couple se retrouvait au fond de la piste, dans un coin peu éclairé, pour exécuter cette danse avec zéro “distanciation physique”… Il arrivait aussi que des filles, mal à l’aise par cette absence totale de “distanciation physique” et très fâchées, abandonnent leurs cavaliers sur la piste de danse…
L’arrivée du “Kolé Séré” respectable
Dans les années 1980, l’avènement du zouk-love (comme variante du zouk) dont le Prince était le regretté Patrick Saint-Éloi, ex-membre de Kassav’, a banalisé l’image de deux corps blottis l’un contre l’autre en train de danser. Il faut dire que cet artiste magnifiait la femme à travers ses chansons, ce qui n’était pas souvent le cas avant cette période…
En outre, le morceau “Kolé Séré” (Coller Serrer) de Jocelyne Béroard et Jean-Claude Naimro en 1986 (deux autres membres de Kassav’), repris un an plus tard par la chanteuse du plus célèbre groupe de zouk et Philippe Lavil, a aussi célébré la danse en couple.
Peut-on aller jusqu’à affirmer que le zouk-love a rendu plus respectables “Nwa” et “Fouka”?
Cette fameuse “distanciation sociale”, mieux “distanciation physique” imposée par le Coronavirus/Covid-19 va-t-elle “tuer” nos danses de couple? Non, ces créations artistiques surmonteront cette épreuve. Mais il est clair que les discothèques et salles de danse ressentiront les effets négatifs du Covid-19 tant qu’un vaccin ou un médicament ne sera pas trouvé et les amateurs de “Nwa”, “Fouka” et “Kolé Séré” devront encore patienter pour s’adonner à leur mode de danse favori.
Même le carnaval dans les îles caribéennes (notamment anglophones où cette liesse populaire est souvent cadencée par la soca ou le bouyon) semble à l’heure actuelle compromis… Mais restons positifs car, avec le Covid-19, les choses évoluent très rapidement.