La chanteuse d’origine martiniquaise, Jocelyne Béroard, a accordé une longue interview à kariculture.net, il y a quelques mois. L’unique chanteuse du groupe de zouk martinico-guadeloupéen (ou vice-versa), Kassav’, parcourt le monde, depuis plus de trois décennies avec sa “famille musicale” pour représenter dignement notre région caribéenne. La fierté, l’humilité et la générosité guident cette artiste aux dons multiples.
KARICULTURE.NET : Cela fait 35 ans que vous avez intégré le groupe Kassav’ , quel est le secret d’une si longue collaboration ? L’amour de la musique ?
Jocelyne Béroard : Certainement ! Avec en plus le plaisir de la faire avec mes copains. Kassav’ n’a pas été créé de manière classique, avec des gens mis ensemble pour faire un groupe. C’était d’abord une idée, une envie. Du statut expérimental, il y a eu la nécessité de créer le groupe, donc chacun fut appelé au fur et à mesure. L’envie de participer, la sociabilité et l’envie de participer à l’expérience ont été des critères importants pour un rappel au sein du groupe jusqu’à l’appartenance définitive. Chacun savait où il était et avait la même envie de participer à la création de ce style musical.
KARICULTURE.NET : Kassav’ est entré dans l’histoire en inventant un style musical, le Zouk, vous sentez-vous en “mission” vu le grand nombre de concerts que vous continuez encore à donner partout dans le monde ?
J. B. : Non, je ne crois pas que ce soit une mission, la seule mission que nous avons c’est de partager cette musique avec le public et, avec nos chansons et nos textes, peut-être aider à une meilleure entente entre les gens globalement. En Angola, par exemple, un ancien commandant d’armée nous a confié que la musique de Kassav’ les avait beaucoup aidés moralement pendant la guerre. Représenter la Guadeloupe et la Martinique dignement est aussi un souci. Des Japonais sont allés chez nous parce qu’ils aimaient notre musique et voulaient connnaître les îles qui y étaient rattachées. Mais, je crois que c’est aussi un groupe exemplaire qui a réussi à réunir, toutes ces années, des Guadeloupéens et des Martiniquais sans que cela ne leur pose problème…
KARICULTURE.NET : Vos concerts à l’Atrium en Martinique en 2005 et à l’Olympia à Paris en 2011 ont connu un vif succès, quels sentiments éprouvez-vous quand vous chantez seule, sans les hommes de Kassav’ à vos côtés ? Avez-vous une plus grande liberté, créativité voire plus de fantaisie ?
J. B. : J’aime être entourée de mes copains mais, faire un concert en solo permet de jouer tous les titres que nous n’avons pas eu le temps de proposer au public. C’est, effectivement, une plus grande liberté, mais, je ne me suis jamais sentie prisonnière dans Kassav’ non plus.
KARICULTURE.NET : Suite à la sortie de votre album en solo intitulé “Siwo” en 1986, vous avez été la première chanteuse caribéenne à recevoir un Disque d’Or qui couronne la vente de 100 000 disques, comment avez-vous accueilli cette récompense ?
J. B. : Avec soulagement car j’ai connu ce qu’on décrivait comme “une boule dans la gorge”, l’angoisse d’avoir raté, de ne pas plaire… Les hommes de Kassav’ ont initié le succès du groupe, je ne devais pas être le maillon faible, ils en étaient conscients et m’ont offert de belles compositions. J’étais donc soulagée car, dans ce monde musical réservé aux hommes, c’était un vrai challenge.
KARICULTURE.NET : Kassav’, c’est “La Machine à Son” qui est tout le temps en concert au quatre coins du monde, quels sont vos secrets pour être toujours en forme? Avez-vous une hygiène de vie particulière, stricte ?
J. B. : J’essaie de me reposer, dès que possible, et je ne fait guère d’excès. Je ne sors pas beaucoup, il faut dire que lorsqu’on rentre à la maison, on n’a plus grande envie d’aller loin et cela permet de recharger les batteries. Je mange normalement mais jamais avant un concert et ne bois que de l’eau avant un concert. Je fais un peu de marche assez régulièrement et me fais masser, dès que possible.
KARICULTURE.NET : Vous avez participé à trois films avec des réalisateurs caribéens (Siméon d’Euzhan Palcy, Nèg Mawon et Le Gang des Antillais de Jean-Claude Barny, pourquoi avez-vous eu envie de vous exprimer par cet autre art qu’est le cinéma ? Avez-vous des projets cinématographiques en cours ? Y a-t-il un rôle que vous aimeriez interpréter ?
J. B. : Je n’ai pas encore tourné “Le Gang des Antillais”, le tournage se fera courant septembre ou octobre. Par contre, j’ai aussi joué dans une fiction pour la télé, “Rose et le Soldat” qui se déroule à la Martinique pendant la Seconde Guerre Mondiale, “antan Robè” (À l’époque de l’amiral Robert).
J’avais, sans doute, envie de m’exprimer au cinéma et j’avais joué dans une comédie avec des copines du lycée, plus jeune, mais je ne recherchais pas cela ; les réalisateurs m’ont proposé des (petits) rôles qui étaient intéressants, j’ai dit oui. Tout rôle a un intérêt, chaque contrat est un challenge nouveau.
KARICULTURE.NET : À part la chanson, la musique et le cinéma, avez-vous d’autres passions artistiques qui mériteraient d’être connues du grand public ? Vous pratiquez la photographie, si je ne me trompe pas…
J. B. : Oui… J’ai troqué mes pinceaux contre l’objectif. J’ai toujours aimé peindre et dessiner et j’avoue que cela me manque beaucoup. J’espère y revenir. La photo me passionne parce que j’adore la nature et les gens. Rechercher la beauté me permet de m’évader et d’être heureuse.
KARICULTURE.NET : Quelles sont vos relations (professionnelles ou personnelles) avec les artistes caribéens, notamment les anglophones et les hispanophones ?
J. B. : Nous bougeons tout le temps et je n’ai guère de relation suivie ou soutenue avec les artistes de la Caraïbe, en dehors des Haïtiens que nous rencontrons aux USA, au Canada et, bien sûr, en Haïti. Beaucoup sont des amis. Je dois admettre que nous sommes beaucoup plus à l’aise en anglais qu’en espagnol et les relations sont donc plus superficielles quoique très conviviales avec les artistes hispanophones. Mais, je crois que, généralement, un artiste qui reconnaît un autre a du plaisir à partager quelques mots avec lui. Edwin Yearwood de Krosfiyah par exemple a composé un titre sur “Madousinay” mon troisième album solo, est de la Barbade, une île où j’ai eu souvent l’occasion de séjourner. J’ai eu l’occasion de jouer avec un groupe de Sainte-Lucie pour une prestation, il y a quelques années et j’ai fait un duo avec Michelle Henderson de la Dominique. À Cuba, nous avons rencontré très rapidement quelques artistes et Tata Guenes, percussioniste réputé, a participé à mon clip sur le titre “Ti Tak isi”… C’est très ponctuel mais toujours avec bonheur.
KARICULTURE.NET : La Caraïbe a créé, entre autres, de nombreux rythmes musicaux (bèlè, gwo ka, rasin, gombay, biguine, konpa, kadans, calypso, soca, zouk, salsa, reggae, merengue, dance hall, reggaeton etc…) et des courants littéraires (négritude, créolité…) mondialement connus, elle excelle dans l’art pictural (peinture haitienne dite “naïve”…), que faut-il faire pour que les Caribéens soient davantage conscients et fiers de leur contribution à la culture de l’Humanité ?
J. B. : Déjà arrêter de dire que la peinture haïtienne est “naïve”. Cela l’infantilise ! C’est une expression bien européenne et il nous faut commencer par nous voir avec nos yeux et admettre que ce nous avons est fort sans que l’autre n’ait à le dire en premier. Je pense que cela ne peut se faire qu’en faisant un travail de réparation de nos cerveaux encore dominés, contrôlés même…
KARICULTURE.NET : Beaucoup de jeunes femmes ont embrassé une carrière de chanteuse en vous ayant comme modèle, qu’avez-vous à dire à toutes celles qui, aujourd’hui, ont aussi ce rêve ?
J. B. : Que c’est un beau rêve mais qu’il faut s’accrocher. Que chercher à plaire à tout prix peut faire se perdre en faisant des compromis. Que l’originalité paie. Que le bonheur de partager, avec deux et vingt mille personnes, est le même. Que la musique ne permet pas toujours une vie classique. Qu’on apprend tous les jours et de tous. Que rien n’est donné, c’est le travail qui permet de grandir.