Franck Salin, alias Frankito, est écrivain, réalisateur et metteur en scène. Invité de la 23e édition du FEMI (Festival Régional et International du Cinéma de Guadeloupe), qui se déroule du 27 janvier au 4 février, il présente son film « Citoyens Bois d’Ébène », en compétition dans la section documentaire. Il nous a accordé un entretien.
KARICULTURE.NET : Votre dernier film documentaire, « Citoyens Bois d’Ébène », est en compétition au FEMI 2017. Ce film raconte la quête d’Emmanuel Gordien, un médecin-chercheur guadeloupéen. Vous l’avez suivi, sur trois continents, sur les traces de son ancêtre africain Georges Bouriqui, le premier membre de sa famille qui, à l’abolition de l’esclavage, a porté le patronyme Gordien. Pourquoi avez-vous voulu faire un film sur le thème des origines ?
Franck Salin : Comme beaucoup d’artistes, cette question de l’origine et de l’identité me travaille. Elle est essentielle pour tous les Caribéens. Nous sommes nés de la rencontre brutale de plusieurs mondes. Les Amérindiens et les Africains sont ceux qui ont payé le plus lourd tribut… Aujourd’hui, les relations que nous entretenons avec nos aïeux esclaves, avec notre couleur de peau, avec l’Afrique restent complexes, voire difficiles. La démarche d’Emmanuel Gordien – son formidable travail de généalogie comme son voyage au Bénin – méritait d’être montrée au plus grand nombre. J’espère qu’elle donnera à réfléchir. Elle prouve qu’en renouant avec son histoire familiale, qu’en assumant sa filiation, il est possible de nouer des relations plus apaisées avec nous-mêmes et les Africains.
KARICULTURE.NET : Du 28 février au 7 mars 2015, vous avez participé à la 24e édition du Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou au Burkina Faso. Quel accueil le public du FESPACO a t-il réservé à votre long métrage « Sur un Air de Révolte » relatant les 44 jours de grève générale en Guadeloupe, au début de 2009 ?
F. S. : Le public burkinabè a accueilli « Sur un Air de Révolte » avec beaucoup d’intérêt. J’ai été surpris de voir les spectateurs si nombreux aux projections. Les discussions étaient passionnées, d’autant que les Burkinabè avaient organisé, eux aussi, de grosses manifestations populaires au cours des années précédentes pour dénoncer la vie chère puis pour chasser le président Blaise Compaoré qui se cramponnait au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Le public africain est jeune et curieux et il a soif de découvrir d’autres univers. J’ai été chaque fois frappé, lors de mes nombreux voyages en Afrique, par la chaleur de l’accueil qui m’était réservé et le désir de ceux qui me recevaient de connaître ma culture, mon histoire. La 25e édition du FESPACO, qui se déroulera du 25 février au 5 mars 2017, a sélectionné « Citoyens Bois d’Ébène » en compétition officielle. Je me réjouis d’avance de retourner au Burkina Faso et d’échanger avec le public sur un sujet qui, je sais, les passionnera : les relations que nous, descendants d’esclaves africains, entretenons avec notre passé et notre continent d’origine.
KARICULTURE.NET : En 2009, vous avez réalisé un moyen métrage sur le gwoka intitulé « L’Appel du Tambour ». Pourquoi le choix de ce sujet ? Avez-vous un lien particulier avec le gwoka (danseur, musicien, chanteur ou amateur de léwoz) ? Que pensez-vous de l’inscription du gwoka sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité par l’UNESCO, le 26 novembre 2014 ?
F. S. : J’ai réalisé “L’Appel du Tambour” parce que je suis un passionné de gwoka. Lorsque j’étais enfant, mon père m’emmenait dans les soirées léwòz. J’ai été fasciné par la beauté et la profondeur de cet art comme par ceux qui le pratiquaient. J’ai été marqué par des chanteurs comme Guy Konkèt et Christen Aigle, des “tanbouyé” (percussionnistes) comme Carnot et Jocelyn Gabali, le gwoka moderne de Gérard Lockel. Adulte, j’ai découvert, en région parisienne, un milieu gwoka extraordinairement vivant. Des milliers de passionnés fréquentent les léwòz chaque week-end, organisent des “koudtanbou”, des cours pour les jeunes, des concerts… J’ai voulu faire connaître cet univers sur lequel aucun film n’avait été fait auparavant. L’inscription du gwoka au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO peut aider à mieux le faire connaître et permettre aux chercheurs et professionnels de trouver plus facilement des financements pour mener à bien leurs activités. Cependant, le gwoka, comme n’importe quel art, ne vivra que si sa transmission est correctement assurée et si ses acteurs restent créatifs. Sinon, il se fossilisera. La conservation est importante, mais la création l’est tout autant. Heureusement, le gwoka n’est pas à ce jour une musique en voie de disparition…
KARICULTURE.NET : Vous n’êtes pas seulement réalisateur, vous êtes aussi écrivain. Il y a quinze ans, vous avez publié, sous le pseudonyme de Frankito, votre premier roman intitulé « Pointe-à-Pitre – Paris » aux Éditions L’Harmattan. À l’époque, aviez-vous envie de faire une carrière d’écrivain ou tout simplement raconter la vie de jeunes Guadeloupéens évoluant dans une société de consommation frénétique, devant composer avec la culture créole et française, devant immigrer et affronter le racisme dans l’Hexagone et d’autres maux encore ?
F. S. : Lorsque j’étais étudiant, comme la plupart des jeunes de mon âge, je m’interrogeais sur l’avenir. J’étais aussi captivé par ma nouvelle vie, à Paris. Je me suis mis à écrire de façon frénétique, sur des carnets, toutes les sensations qui m’assaillaient ainsi que les réflexions qui me traversaient l’esprit. Je n’avais alors pas l’ambition d’écrire un roman. Un jour, j’ai relu toutes ces notes que j’avais prises et je me suis rendu compte qu’elles tournaient pour la plupart autour de la notion d’Idéal. Quel Idéal un jeune Guadeloupéen pouvait-il bien nourrir au seuil du 21e siècle ? Etudier pour pouvoir construire une grande villa avec piscine en bord de mer au pays ? Servir un grand corps de l’État ou une multinationale quelque part en Occident ? Rejoindre une lutte pour l’indépendance nationale qui faisait de moins en moins d’émules ? J’ai écrit « Pointe-à-Pitre – Paris » alors que j’étais englué dans un questionnement sur ma propre vie et notre destin collectif à nous, ces Français pas comme les autres…
KARICULTURE.NET : En 2012, vous avez publié un roman qui s’apparente à un polar – « L’Homme pas Dieu » aux Éditions Écriture. Vous plantez à nouveau le décor dans une Guadeloupe actuelle. Pourquoi ? Pensez-vous que notre société contemporaine représente une grande source d’inspiration et que, pour intéresser les lecteurs, il n’est pas nécessaire (comme le font beaucoup d’écrivains Antillais) de narrer des histoires ayant comme cadre la période esclavagiste ou post-esclavagiste ?
F. S. : L’inspiration est partout. Dans les personnes que je rencontre, dans les lieux que je visite, dans les nouvelles que j’entends, dans les journaux et les livres que je lis, dans l’air que je respire… Étant Guadeloupéen, mon île, son histoire, son peuple, son actualité, sont une importante source d’inspiration. Je n’ai pas écrit de romans dont l’action se déroule durant la période esclavagiste ni durant le siècle qui a suivi l’abolition. Mais d’autres l’ont fait, et il est probable qu’un jour je m’y essaye aussi. J’écris sur le temps présent parce que je le trouve passionnant. Il y a tant de choses à dire, d’histoires à raconter, de réflexions à mener sur ce qui se passe aujourd’hui…
KARICULTURE.NET : Votre pièce de théâtre « Bòdlanmou pa Lwen » a été la première œuvre en langue créole à être présentée à la Comédie Française à Paris, en 2007. Quels souvenirs gardez-vous de votre passage dans cette institution prestigieuse ? Était-ce une manière pour vous de militer en faveur du créole ?
F. S. : J’ai été très heureux et fier d’entendre résonner la langue créole dans cette grande institution. De nombreuses langues s’y étaient déjà fait entendre, mais pas la nôtre. Ce fut donc un honneur pour moi, en tant qu’auteur et en tant que créolophone. Je dois avouer que ce moment a été assez troublant. J’ai pensé au mépris qu’avait subi le créole, combattu par l’école de la République et bien souvent par nous-mêmes, considéré pendant longtemps comme un vulgaire patois, aux efforts faits par tous ceux qui m’avaient précédé pour la faire reconnaître et apprendre. L’idée de présenter mon texte à la Comédie Française était celle de l’association Etc Caraïbes. Elle avait organisé un concours d’écriture théâtrale qui l’avait récompensé, puis organisé un cycle de lectures qui l’avait conduit dans plusieurs théâtres dont le prestigieux théâtre français.
KARICULTURE.NET : Vous avez plusieurs cordes à votre arc, peut-on connaître vos projets ?
F. S. : Mon prochain roman, « Le Grand Frisson », paraît en mars. Il sera publié comme le précédent par les Éditions Écriture. Et je prépare activement la mise en scène de « Bòdlanmou pa Lwen ». Les représentations auront lieu à Paris en avril et à la Martinique en juin. Je n’ai hélas pas encore signé de dates en Guadeloupe, mais ça viendra!