Le dimanche 16 avril dernier, c’était la dernière représentation de la pièce de théâtre “Bòdlanmou Pa Lwen” à L’Auguste Théâtre de Paris. Pendant cinq jours, le public – composé en grande partie d’Antillais vivant en France – a été transporté dans les mystères de l’amour exprimés en langue créole.
À la fin de ces différentes performances sur la scène parisienne, toute l’équipe s’est sentie satisfaite de la réaction du public. “Bòdlanmou Pa Lwen” a été tout le temps ovationnée. Le lendemain de la première représentation qui a eu lieu le 7 avril dernier, l’auteur de la pièce de théâtre, l’écrivain guadeloupéen Franck Salin alias Frankito, déclarait déjà avec joie et un brin de soulagement : “Il faut savoir apprécier ces moments de plaisir extatique. Le public qui rie, qui pleure, commente les répliques, interpelle les comédiens sur scène! La première de “Bòdlanmou pa lwen”, la nuit dernière, à Paris, s’est tenue à guichet fermé. L’Auguste Théâtre était plein comme un œuf et les spectateurs conquis. C’est l’aboutissement d’une longue réflexion, d’un long travail, et un bonheur immense de voir et d’entendre les comédiens, la lumière, la musique, les chorégraphies s’harmoniser et électriser la salle. Merci à vous tous!”.
Irène Bicep, une artiste impulsive, intuitive et créative
“Bòdlanmou Pa Lwen” est une pièce de théâtre en cinq actes retraçant l’histoire d’une passion entre une femme (Léna) et un homme (Jéra ou Gérard, en français), deux beaux jeunes gens ayant une bonne situation professionnelle. Mais, par manque de communication, ils ne parviennent pas à exprimer totalement leurs sentiments et quand arriveront les problèmes, ils ne se parleront pas pour tenter de les surmonter.
Irène Bicep incarne le personnage de Léna. Cette comédienne, danseuse et chanteuse se définit comme “une artiste impulsive, intuitive et créative”. Fille de la comédienne et conteuse guadeloupéenne, Roselaine Bicep, elle commence par étudier la danse au SERMAC (Service Municipal d’Action Culturelle de Fort-de-France) en Martinique puis, elle part poursuivre sa formation aux Ballets Jazz de Montréal au Canada. Elle dansera sur scène avec de nombreux artistes (Zouk Machine, Touré Kunda, Mory Kanté, Yannick Noah etc.). Par ailleurs, elle pratique le chant et le théâtre et joue dans plusieurs pièces dont “La Tragédie du Roi Christophe”, mise en scène par Ousmane Seck. “Le théâtre est un complément de tous les arts que je pratique. J’aime rentrer dans la peau des personnages. J’adore ça !”, confie-t-elle.
Christian Julien, un comédien puissant, sensible et généreux
Christian Julien est Jéra. Il est décrit comme “puissant, sensible, généreux”, un comédien qui incarne l’homme dans toute sa complexité. Il est au lycée en Martinique quand il décide de monter sur les planches. Il s’inscrit alors au SERMAC pour acquérir les bases du théâtre. Il devient l’assistant d’Ousmane Seck ensuite, il s’envole pour la France, il suit des cours de théâtre dans la capitale et, en 1992, il est diplômé du théâtre de l’Université de Paris 8. Il a depuis joué dans plusieurs téléfilms et feuilletons français (Commissaire Moulin, Plus Belle La Vie etc.) ainsi que dans des pièces comme “Boesman et Léna” d’Athol Fugard.
“Dans la pièce, la passion est magnifiée par la musique et la danse. J’ai fait appel au chorégraphe Max Diakok et aux musiciens Franck Nicolas et Jony Lerond pour les créer. Et le trio se surpasse!“, dit Franck Salin. La scénographie est assurée par la plasticienne Maud Bandou Hostache alias Solyé.
Une pièce inspirée de rencontres sur la famille antillaise
Ce n’est pas la première fois que l’on entend parler de “Bòdlanmou Pa Lwen” qui peut se traduire en français par “L’Amour n’est pas loin” ou “L’Amour, c’est pour bientôt”. En effet, Frankito l’a rédigée il y a plus d’une dizaine d’années à la suite de plusieurs rencontres publiques ayant comme thème principal la famille antillaise auxquelles il a participé. Au cours de ces échanges organisés par l’association CM98, il a été également question de l’infidélité de l’homme antillais (guadeloupéen et martiniquais, plus précisément), de son incapacité à assumer complètement son rôle de père et de mari. Ce sujet n’est pas nouveau. Certains expliquent cette situation par la séparation des hommes, femmes et enfants esclaves par les maîtres esclavagistes d’où l’impossibilité de fonder une famille stable car l’homme esclave était cantonné seulement au rôle d’étalon pour féconder les femmes esclaves…
Une oeuvre militante
L’auteur a alors choisi d’écrire cette pièce de théâtre en créole. Parler d’amour (ce sentiment pur) en créole, c’était un pari énorme quand on sait l’image négative que porte toujours cette langue née durant la colonisation, malgré tous les efforts que réalisent nos intellectuels, nos artistes pour la réhabiliter totalement. En 2005, le texte remporte deux concours d’écriture théâtrale organisés par Etc Caraïbe et Textes En Paroles puis, il participe à des cycles de lecture à la Salle Loyson au Moule et à la Médiathèque Caraïbe à Basse-Terre en Guadeloupe puis au Théâtre Sorano à Toulouse en France. Une maquette des trois premiers actes de la pièce de théâtre est également présentée à L’Artchipel – Scène Nationale dans la capitale guadeloupéenne.
La consécration arrive le dimanche 1er avril 2007 quand l’oeuvre est lue à La Comédie-Française dans le cadre de la Semaine de la Caraïbe (du 28 mars au 1er avril 2007), une manifestation organisée par L’Artchipel – Scène Nationale et La Comédie-Française.
Le créole, une langue en mouvement
C’était la première fois que des mots créoles résonnaient dans l’enceinte de cette célèbre institution culturelle fondée en 1680 et située dans le 1er arrondissement de Paris depuis 1799. “J’ai pensé au mépris qu’avait subi le créole, combattu par l’école de la République et bien souvent par nous-mêmes, considéré pendant longtemps comme un vulgaire patois, aux efforts faits par tous ceux qui m’avaient précédé pour la faire reconnaître et apprendre”, nous avait confié Franck Salin dans une interview, en janvier dernier. http://www.kariculture.net/franck-salin-linspiration-partout/
Il a fallu attendre dix ans pour que “Bòdlanmou Pa Lwen” soit mise en scène intégralement et présentée au public grâce à La Compagnie du Grand Carbet, une association basée en Guadeloupe qui a comme objectif de “promouvoir le spectacle vivant, la création audiovisuelle et les écritures de la Caraïbe et de l’Outre-mer français, en aidant les auteurs de ces régions à réaliser et faire connaître leurs œuvres”.
Après ce baptême sur cette scène parisienne devant des Antillais vivant en France, “Bòdlanmou Pa Lwen” sera jouée en juin prochain à L’Atrium – Scène Nationale à Fort-de-France en Martinique et des discussions sont en cours pour des représentations en Guadeloupe.
La réaction du public martiniquais et guadeloupéen dans la Caraïbe est très attendue vu que le créole est plutôt utilisé dans les pièces de théâtre comiques et non dans des oeuvres théâtrales dramatiques ou abordant des sujets “sérieux”.
Photos : Migail Montlouis-Félicité