Combien d’argent a été dépensé pour l’organisation de ce carnaval 2019 en Guadeloupe? Personne ne peut donner une somme exacte mais tout le monde est d’accord pour déclarer que cette somme est énorme. Dans les détails, on parle d’une somme avoisinant les 50 000 euros pour chaque commune ayant accueilli une quinzaine de défilés fédératifs de janvier et février; on parle du budget de 100 000 euros de la Fédération du Carnaval et des Fêtes de la Guadeloupe à Basse-Terre; on parle des 550 000 euros investis par la Communauté d’agglomération Cap Excellence comprenant Les Abymes, Pointe-à-Pitre et Baie-Mahault ; on parle du paiement des forces de l’ordre qui ont assuré la sécurité lors des différentes manifestations pendant cette période; on parle des subventions accordées aux groupes par le Conseil Régional de la Guadeloupe etc.
Certains parlent d’une dépense totale comprise entre 5 et 6 millions d’euros! Si pour les jeunes qui ne connaissent que l’euro – la monnaie européenne étant entrée en vigueur en 2002 – cette somme ne représente peut-être pas beaucoup d’argent, pour les personnes plus âgées (puisque l’on nous répète à longueur de journée que la Guadeloupe sera bientôt une région française de “vieux”) qui ont connu le franc, cela représente une somme comprise entre 33 millions de francs français et 40 millions de francs français et, tout de suite, on prend la mesure de cette somme d’argent qui a été investie dans ce carnaval…
En général, lorsque l’on investit autant d’argent, on est certain de “rentrer dans ses fonds”, d’obtenir des retombées financières ou autres. Quand on crée une entreprise, on vous demande de faire une étude de marché, de présenter un plan d’affaires (business plan) et, quelle que soit la démarche que l’on entreprend – notamment pour demander une subvention – c’est le premier document que l’on vous réclame. Celui qui peut vous faire un prêt ou vous accorder une subvention, veut savoir combien d’argent votre future activité peut rapporter. Ce fameux “plan d’affaires” est essentiel même si vous n’atteignez pas les chiffres qui y sont annoncés. La question que l’on peut se poser quand on constate cette somme astronomique qui a été investie dans le carnaval de Guadeloupe en 2019 est : sur quelle base a été investi tout cet argent? À partir de quel document ces millions d’euros pour les “jeunes” ou millions de francs français pour les “vieux” ont-ils été dépensés?
Plus de 550 000 euros (plus de 3 575 000 Francs) pour 3 villes en deux mois
Nous avons entendu un élu d’une communauté d’agglomération annoncer sur les ondes la somme de 453 000 euros puis, le dimanche 3 mars dernier, la somme de 550 000 euros car des frais de sécurité et autres n’avaient été comptabilisés. Ce même élu a annoncé qu’une étude allait être confiée à un centre basé à l’Université de Fouillole pour connaître les retombées du carnaval. Combien coûtera la réalisation de cette étude? L’an dernier, il y avait déjà eu des ateliers sur le carnaval organisés par cette même communauté d’agglomération. Toutes ces palabres sans fin ont forcément un coût. Combien d’études va-t-il falloir faire? Le centre de Fouillole choisi pour cette étude s’occupe de politique, pourquoi des économistes n’ont-ils pas été chargés de faire ce travail? C’est très curieux…
Ce document que l’on peut comparer au “Business Plan” incontournable du chef d’entreprise n’aurait-il pas dû être fait avant d’investir cette somme colossale pour l’organisation du carnaval dans seulement 3 collectivités de la Guadeloupe? D’ailleurs, les défilés sur ces 3 villes se font avec la participation d’autres communes de l’île; par exemple, lors de la parade du “Dimanche Gras” à Pointe-à-Pitre, moins d’une quinzaine de groupes – sur 40 – étaient originaires de ces 3 villes. Si cette communauté d’agglomération veut créer sur ce territoire un carnaval avec les “groupes à peau” où ils sont en nombre, on peut alors parler de spécificité et de carnaval propre à ce territoire… Aujourd’hui, la création de ce carnaval avec 3 villes alors que la Guadeloupe a besoin de s’unir est une totale aberration. Le fait d’annoncer 453 000 euros puis 550 000 euros investis dans les différentes manifestations carnavalesques en janvier et février est simplement une manière de montrer la force de frappe financière de cette communauté d’agglomération…
Par le temps qui court, quelle région de France aurait investi pareille somme dans un événement culturel sans connaître les retombées possibles? Aucune. Quelle île de la Caraïbe aurait dépensé autant d’argent sur le carnaval sans savoir si des devises rentreront dans ses caisses? Aucune. On nous parle de retombées touristiques ce qui est une bonne chose mais, cela fait plus de vingt ans que je pose toujours la même question aux touristes que je rencontre en Guadeloupe: “comment avez-vous connu le carnaval de Guadeloupe?”. Tous me répondent qu’ils sont surpris et ravis en même temps mais surtout qu’ils ne savaient pas qu’il y avait ce carnaval en Guadeloupe. Autrement dit, ils ont vu de la lumière et ils sont entrés… Autrement dit aussi, à aucun moment, le carnaval de Guadeloupe n’a été vendu à l’étranger comme un produit touristique, capable de rapporter des devises dans l’île.
Touristes-sac-à-dos ou touristes “friqués”?
Certains se rendent à des salons ou foires en France hexagonale ou ailleurs avec quelques dépliants dans leurs valises mais ne reviennent avec aucune réservation de billets d’avion ni de chambres d’hôtels pour cette fête culturelle.
On nous parle de journalistes étrangers qui sont invités à venir voir notre carnaval mais maintenant les touristes sont majeurs et indépendants, ils se renseignent sur internet et ils savent que, souvent, ces gens de la presse ou ces “influenceurs” écrivent de belles paroles car ils ont reçu un verre de rhum et deux bouts de boudin. Ils savent aussi que les Guadeloupéens sont les mieux placés pour parler de leur carnaval.
Le 26 février dernier, interviewé sur une radio locale, un cadre du Comité du Tourisme des Îles de Guadeloupe a affirmé qu’il y avait des “packages” pour le carnaval de Guadeloupe disponibles au CTIG. Le lendemain matin à 8h45, je suis allée là-bas chercher un “package”, l’employée d’âge mûr qui m’a accueillie était incapable de me dire de quoi il s’agissait, elle a téléphoné dans plusieurs bureaux pendant près de 15 minutes et personne ne savait ce qu’était ce “package”. Lorsque j’ai dit, en partant, que j’étais journaliste, elle m’a dit d’attendre, qu’elle allait voir, elle a demandé à la femme de ménage de me retenir, j’avais déjà perdu assez de temps. Tout cela n’est pas très sérieux et on imagine les dégâts sur l’image de cet organisme si j’étais une touriste.
Et puis, il faut savoir quel type de touristes nous incitons à venir en Guadeloupe: des touristes sac-à-dos, des touristes “tout compris” ou des touristes qui sont prêts à dépenser de l’argent chez nous? Souvent, des touristes sur la Place de la Victoire à Pointe-à-Pitre me demandent où se trouve le supermarché Écomax du coin (connu pour ses prix discount), certains connaissent déjà l’adresse et y vont directement… Le “Village Expérience Carnaval”, organisé le 9 février dernier, illustre bien ce problème. Il a été un fiasco et, heureusement que des Guadeloupéens s’y sont rendus car les touristes n’étaient pas nombreux, pourtant le bateau de croisière “Costa Pacifica” avec ses milliers de passagers se trouvait à quelques mètres au terminal de croisière. Lorsqu’il faut entrer dans un espace et acheter quelque chose, les touristes sont rares mais lorsqu’il faut profiter gratuitement dans les rues des défilés, tous sont présents, alors qu’ils ne sont pas venus pour le carnaval en Guadeloupe.
La guerre du tourisme culturel est déclarée
Quand Cuba organise ses divers événements culturels, ils sont vendus aux touristes par le biais de son agence spécialisée Paradiso. Quand la Dominique organise son “World Creole Music Festival” à la fin du mois d’octobre, plusieurs mois à l’avance, ses émissaires viennent en Guadeloupe et en Martinique présenter et surtout vendre cet événement. Il y a quelques semaines, l’organisatrice du festival musical “Hennessy Artistry” qui se déroule en décembre à la Barbade a rencontré les agences de voyage en Guadeloupe pour vendre son festival de reggae qui aura lieu en avril prochain et elle a des chiffres puisqu’elle a parlé de 600 francophones (Martinique, Guadeloupe ou Français de l’Hexagone) qui se rendent, chaque année, à Bridgetown… Quand les îles de la Caraïbe organisent leur carnaval, elles savent à l’avance que leurs hôtels seront pleins et que ces touristes viendront pour participer aux différents événements. Leur carnaval est vendu comme produit touristique.
Les touristes qui séjournent en Guadeloupe pendant la période du carnaval profitent de nos défilés “gratuitement” ; certains sont armés d’appareils photos et de caméras dernier cri et capturent tout ce qu’ils voient mais, que font-ils de toutes ces images? Et nous, “toutes nos dents sont dehors” (pour traduire une expression en créole) car nous sommes contents, on nous a fait croire, il y a quelques années, que nous avions le 5e plus beau carnaval du monde! Certes notre carnaval est très beau mais nous ne devons pas sous-estimer les autres carnavals dans le monde… Nous croyons aussi que seul notre carnaval est divers (groupes à caisses claires, groupes à peau et groupes à masques) mais, ailleurs, il existe aussi différentes sortes de carnavals sur un même territoire. Dans la Caraïbe, en République Dominicaine, il y a un “carnaval moderne” mais aussi le carnaval des “Diablos Cojuelos” ou les “Guloyas” qui est une forme de carnaval importé au 19e siècle par des habitants des îles anglaises et de la Martinique venus travailler dans les champs de canne et qui a été déclaré Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco en 2005.
Les îles caribéennes sont obligées d’aller chercher des devises à l’étranger. La “Guerre Froide” étant terminée, les États-Unis n’ont aucune raison de les aider et la Grande-Bretagne est embarrassée par son “Brexit”… Nous, nous pouvons compter sur des “tontons” en France hexagonale pour renflouer nos caisses. Ces dernières années, il y a eu tonton Charles, tonton Georges, tonton Valéry, tonton François, tonton Jacques, tonton Nicolas, un autre tonton François et maintenant tonton Emmanuel qui nous a déjà prévenus que sa tirelire est vide…
Les “anti-systèmes” ne sont pas les perdants
Il est temps de penser le carnaval autrement. On peut décider de ne pas intégrer le carnaval de Guadeloupe à l’économie de l’île, dans ce cas, il est inutile d’investir dans son organisation tous ces millions d’euros. On peut aussi décider d’intégrer le carnaval à l’économie de la Guadeloupe et y investir des sommes importantes. Dans ce cas, toutes les parties doivent être autour de la table pour partager le “gâteau” équitablement.
Ceux qui refusent que le carnaval soit intégré à l’économie de l’île – notamment certains “groupes à peau” qui mettent en avant des idées politiques nationalistes – touchent des subventions des collectivités locales pour leurs voyages à l’étranger, l’organisation de leurs concerts, l’organisation de leurs “déboulés”, l’organisation de leurs différentes festivités comme leurs anniversaires etc. ; l’un d’entre eux a même obtenu un terrain de la part du Conseil Régional de la Guadeloupe pour y construire son nouveau local, cette information a été annoncée sur le podium de la “Route du Rhum-Destination Guadeloupe”. Quoiqu’ils disent, ces “groupes à peau” sont bel et bien dans le “système” et profitent pleinement de ce “système”. Ce ne sont que des “postures”, des positions de façade que l’on peut résumer par ce dicton créole : “ou pa enmé mériken-la, mé ou enmé bisui ay” (tu n’aimes pas l’Américain, mais tu aimes son biscuit), ici, il s’agit du Français… On peut aussi créer simplement deux “courants” dans le carnaval: l’un commercial et l’autre non-commercial.
Aujourd’hui, les plus grands perdants dans cette affaire, ce sont les “groupes à caisses claires” : ils obtiennent une maigre subvention qu’ils perçoivent souvent après le carnaval, ils participent à plusieurs défilés fédératifs, leurs membres sont obligés d’investir leurs propres deniers pour faire leurs différents costumes (maintenant que le carnaval est fini, certains disent qu’ils sont fatigués et qu’ils n’ont pas 1 euro en poche!). En face, il y a tous les autres qui ont des rentrées d’argent grâce au carnaval, il y a même certains médias avec la diffusion télévisée en direct des défilés, les spots publicitaires, les suppléments photos…
Mais, détrompons-nous, les “carnavaliers” ne sont pas dupes de ce qu’il se passe dans le carnaval de Guadeloupe: ils laissent faire et intègrent des groupes afin de satisfaire leurs propres besoins, leur bien-être (oublier le chômage donc les problèmes financiers, rencontrer du monde voire un mari ou une femme, faire du sport, exister etc.).
Pour conclure, ne nous mentons pas: des sommes importantes sont dépensées dans le carnaval, depuis des années, mais cet investissement financier ne rapporte rien à l’économie touristique de la Guadeloupe. Le jour où nos hôtels seront remplis par des visiteurs venus spécialement admirer notre carnaval, nous aurons gagné cette bataille.