Il est l’un des évènements les plus attendus par les martiniquais, et celui qui bat tous les records de fréquentation. De 30 000 personnes pour la plus petite manifestation jusqu’à 120 000 personnes le mardi gras et le mercredi des cendres, le carnaval de Fort-de-France réunit chaque année de fervents participants prêts à se défouler et à tout tourner en dérision.
Nous avons rencontré Alain ALFRED, adjoint en charge de l’organisation de cette institution, afin qu’il nous en dise plus sur ses tenants et aboutissants.
KARICULTURE.NET : D’où vient le carnaval de Fort-de-France ?
Alain ALFRED : Le carnaval de Fort-de-France est héritier du carnaval de Saint-Pierre. C’est une institution qui a synthétisé ce qui se passait en Europe et ce qui se passait en Afrique. D’ailleurs, notre diable rouge est une résurgence de l’Afrique. Si vous allez en Casamance, au Sénégal, vous verrez des diables rouges identiques aux nôtres, cependant ce ne sont pas des diables mais des Dieux de la fécondité, de la connaissance et de la joie. Les miroirs symbolisent la connaissance et les cornes sont des cornes d’abondance. Aimé Césaire disait que le Dieu du vaincu était devenu le Diable du vainqueur. Notre carnaval est un lieu de résistance, une appropriation avec détournement, d’où les inversions, la liberté d’expression, et parfois même, l’arrogance dans le propos. D’ailleurs le mercredi des cendres est une « invention martiniquaise » : il s’agit en fait de l’imposition des cendres par l’église et non des cendres de « Vaval ».
KARICULTURE.NET : Quelle est la différence entre le carnaval d’aujourd’hui et celui d’il y a 30 ans ?
A. A. : Les gens, les temps, les visions changent mais il y a une certaine permanence. Notre carnaval permet aux martiniquais d’être à la fois spectateurs et acteurs, il fonctionne sur le principe de la liberté d’expression. Aujourd’hui, on a toujours l’empreinte de la liberté et on encense les inversions, d’ailleurs le circuit du carnaval est dans le sens inverse de la circulation classique à Fort-de-France. Le mariage burlesque, s’appuie essentiellement sur l’inversion, l’homme en femme et la femme en homme… C’est une façon d’assumer une liberté totale et, malheureusement, ce qui peut avoir changé aujourd’hui, c’est que cette expression de liberté va à l’extrême. On a vu apparaître des choses « borderline » (à la limite) sur la décence et on doit désormais lutter contre cela.
KARICULTURE.NET : Est ce qu’il y a des touristes qui viennent spécialement pour le carnaval ?
A. A. : À mon sens oui, c’est un atout, et tout le monde est d’accord pour le dire. Cependant, cela n’est pas suffisamment travaillé, pas suffisamment vendu. Nous avons également une difficulté à accueillir davantage de touristes car le carnaval a lieu pendant la haute saison et il n’y a pas assez de chambres d’hôtel pour répondre à toute la demande. Quand on fait venir des groupes de l’extérieur, on a énormément de difficultés pour les loger. On constate aussi que, depuis quelques années, les jours gras concentrent un grand nombre de bateaux de croisière. L’an dernier par exemple, on a eu 9 500 passagers lors d’un jour gras. Enfin, il y a les visiteurs réguliers de Guadeloupe, Guyane et les martiniquais expatriés qui choisissent leurs vacances pendant cette période pour venir « courir le carnaval ».
KARICULTURE.NET : Quelle est votre position vis à vis d’eux ?
A. A. : Cette vocation touristique a toujours été travaillée, notamment par des groupes de carnaval qui intégraient des visiteurs en leur sein. Nous avons également travaillé avec les groupes afin qu’ils puissent réaliser leurs costumes le plus tôt possible pour faire des démonstrations préalables.
Nous avons entamé un travail avec les associations et la Mission carnaval, en charge de la valorisation du carnaval et nous avons constaté que le carnaval pendant les jours gras est la somme de plusieurs évènements : on commence par le « vidé en pyjama », ensuite il faut « courir le vidé » avec son costume, puis il faut aller « zouker» (terme inventé par les martiniquais pour dire aller à une soirée) et puis on recommence le lendemain. Il y a très peu de sommeil là dedans, mais c’est très bien ! C’est ce que nous devons vendre aux touristes. Quand on vient pour le carnaval, il ne faut pas dormir, il faut « goûter » aux différents paysages : entre le « vidé en pyjama » et celui de l’après midi, il y a du temps pour aller visiter l’île, pour prendre un bon déjeuner en goûtant les saveurs du pays. Beaucoup de groupes jouent le jeu : Tanbou bò Kannal, après son « vidé en pyjama », fait toujours un « tinen lanmori » (plat typique martiniquais à base de banane verte et de morue séchée) ou un « macadam » (plat typique à base de morue et de riz).
KARICULTURE.NET : Est-ce la plus grosse manifestation de l’année en Martinique ?
A. A. : En terme de budget, c’est sans doute le plus gros, de 400 000 à 500 000 euros, devant le « Tour des Yoles » et toutes les autres manifestations. C’est aussi l’événement qui rassemble le plus grand nombre de personnes. Les magasins tirent vraiment profit du carnaval, entre les vendeurs de boissons, de tissus, de déguisements, on a du mal à mesurer tout ce qui se vend avant et pendant le carnaval, il faudrait réaliser un audit. C’est une manifestation qui n’a pas son pareil dans la petite Caraïbe et comme elle est récurrente, nous avons été forcés de construire, de prendre un certain nombre de mesures et de précautions qui font aujourd’hui florès. Nous avons été sollicités pour dupliquer ailleurs les moyens et méthodes de travail que nous avons mis en place.
Une fois, durant le Mercredi des Cendres, alors qu’on s’apprêtait à brûler « Vaval », une maison a pris feu. J’ai frissonné de fierté en voyant la capacité de réaction des membres des différentes équipes et des carnavaliers. On a dévié le parcours, on a pu éteindre le feu, et « Vaval » a brûlé le soir comme prévu. Les gens participent à cette construction, elle émane de tout le monde. Je crois qu’on se l’approprie et qu’on sait que « kannaval la sé ta nou » (le carnaval est à nous) et chacun fait sa petite part de son côté. J’y vois la solidarité, l’intelligence et la capacité de fonctionner ensemble des Martiniquais. C’est fondamental et cela me rend fier.