Du 24 au 29 novembre dernier, Concept’Art a proposé “Contrast“, une exposition composée d’oeuvres de Micheline Souprayen et Jérôme Sainte-Luce, à la galerie L’Art s’en Mêle au Gosier. Même s’il s’agissait d’une exposition commune, nous avons choisi de donner séparément la parole à ces deux artistes afin qu’ils expliquent pleinement leur démarche.
Né à Perpignan, Jérôme Sainte-Luce a ses racines familiales à Trois-Rivières. Après avoir obtenu son diplôme en arts appliqués dans l’Hexagone et suivi différentes formations notamment en Espagne, il est devenu artiste plasticien professionnel en 2009. Lors de cette exposition “Contrast”, il nous a, entre autres, expliqué le sens de la présence de la culture amérindienne à travers ses oeuvres.
Kariculture.net : Ici, il y a plusieurs oeuvres intitulées “Lèspwinèg” (Esprit Nègre, en français), on sait que c’est une collection, combien de pièces comporte-t-elle?
Jérôme Sainte-Luce : “Lèspwinèg” est une collection de dessins qui a démarré en 2017 et que je fais sur papier et sur tissu en priorité. Il y a énormément de pièces car, en principe, je dessine quand l’envie me prend, je travaille par série. Je peux commencer, par exemple, une série de 15 dessins et ensuite je vais faire des déclinaisons donc quand tu me demandes, combien y en a-t-il? Il y en a pas mal. Mais quand je dois faire une exposition, je sélectionne ce que je veux montrer. Dans cette exposition “Contrast”, il y en a une vingtaine. Quand j’ai vu certains dessins de Micheline, j’ai essayé de faire quelque chose qui soit un peu en accord notamment avec les couleurs.
Kariculture.net : Ces dessins ont le même nom et un numéro différent, pourquoi?
J. S.-L. : Oui, je les nomme en les numérotant et c’est comme si je numérotais des esprits. Cela reste, avant tout, des esprits.
Kariculture.net : Que symbolise pour toi l’Esprit?
J. S.-L. : C’est la Mémoire (avec un M majuscule) de quelque chose qui reste. Je suis toujours fasciné par la façon dont on parle d’un être cher décédé, des années ou des générations après. On a l’impression que son nom, des choses de lui revivent dans les souvenirs, les évocations etc.
Kariculture.net : Toi, c’est en les dessinant que tu fais revivre les “Esprits”?
J. S.-L. : En les dessinant, je ne sais pas si je leur donne vie mais j’essaie de les représenter. Il y a un poème de Diop qui dit en gros “les morts ne sont jamais partis, ils sont parmi nous etc.”
Kariculture.net : Le titre de l’exposition c’est “Contrast”. C’est un contraste entre la vie et la mort?
J. S.-L. : Voilà. Finalement, est-ce qu’il y a vraiment un contraste? C’est la question parce s’il n’y a pas de vie, il n’y a pas de mort et s’il n’y a pas de mort, il n’y a pas de vie.
Kariculture.net : Pourquoi “Lèspwinèg”? Pourquoi as-tu choisi ce terme?
J. S.-L. : Je voulais déjà un terme créole parce que, quand j’ai fait mes études à l’étranger, notamment en Espagne, j’étudiais plein d’artistes étrangers mais quand je suis revenu ici, j’ai voulu vraiment me questionner sur ce que je suis dans la société guadeloupéenne, ce que je peux lui apporter. Alors, je me suis dit qu’au lieu de faire un titre en français, pourquoi ne pas me familiariser avec mes propres mots?
“Lèspwinèg” est une expression que j’entendais souvent quand j’étais petit mais qui était un peu péjoratif. Par exemple, mes grands-parents disaient “Ah, i ni lèspwinèg!” (Il a l’esprit nègre!). J’ai décidé de reprendre cette expression et de lui donner l’identité que je voulais. Elle est composée des mots “Lèspwi” (Esprit) et “Nèg” (Nègre), et je m’interroge beaucoup sur l’âme, sur le cycle de la vie et de la mort, puisque mon point de départ ce sont les Amérindiens et ils avaient déjà ce questionnement, des rituels autour de ce thème. De plus, je viens de Trois-Rivières, une terre où ont vécu des Amérindiens…
Kariculture.net : Peut-on dire qu’il y a un “contraste” entre “Nèg” ou le “Nègre” ou le “Noir” que l’on retrouve dans le nom des tableaux et l’Améridien que l’on voit sur ces mêmes tableaux?
J. S.-L. : Il s’agit d’un Amérindien métaphorique que j’interprète à partir des gravures que j’ai pu voir dans mon enfance, je fais après un travail d’interprétation, de fantasmes etc. S’il y a un contraste entre le mot “Lèspwinèg” et les Amérindiens, je réponds oui et non, cela dépend comment on le voit. Moi, je n’ai pas l’impression qu’il y a un contraste car j’ai le nez dedans, j’ai plus l’impression que je regarde une histoire.
Kariculture.net : Aurais-tu pu dire “Lèspwikalinago”?
J. S.-L. : J’aurais pu dire “Lèspwikalinago”.
Kariculture.net : Est-ce parce que tu penses qu’à un moment les Kalinagos ont rencontré et fréquenté les esclaves africains qui ont été conduits ici?
J. S.-L. : Oui et moi, je viens de cela. Je ne me définis pas comme Kalinago même s’il y a des choses qui appartiennent à cette culture dans notre créole, notre art culinaire etc. Je vais plus me qualifier de “Nèg” avant de me qualifier que “Kalinago” alors que tout cela est un peu lié.
Kariculture.net : Que représente la coulure de peinture dans tes oeuvres?
J. S. L. : Je travaille beaucoup avec de l’acrylique et de l’encre de chine. Souvent j’utilise la technique de coulure parce que l’eau est pour moi un élément fondamental à cause du rituel de l’eau des Amérindiens, ils habitaient d’ailleurs près des cours d’eau pour l’accouchement, la pêche etc.
Kariculture.net : Les couleurs sont plutôt sobres mais il y a un peu de bleu et de jaune, c’est voulu?
J. S. L. : J’avais tendance à utiliser beaucoup la couleur jaune, le bleu est arrivé après. Le jaune symbolise tout ce qui est énergie, vie, lumière. Je trouve que c’est une couleur chaude, une couleur qui enveloppe.
Kariculture.net : Ici, il y a un changement de matériau, c’est un autre type de papier. Pourquoi ce changement si le thème de la série est le même?
J. S. L. : C’est du papier artisanal qui a un côté plus végétal, plus froid, plus chaud en même temps. J’aime la texture de ce papier, on sent que c’est quelque chose qui se rapproche plus de la nature avec ses aspérités. Je suis passionné par tous les types de papiers. Quand j’étais au Japon, je regardais tous les papiers parce que les Japonais sont vraiment forts en matière de fibres (…).
Kariculture.net : Ici, pourquoi tes personnages portent-ils des cornes?
J. S.-L. : Les Amérindiens ne portaient pas de cornes, ils avaient des “boucles”. Nous sommes Amérindiens et Africains en même temps et, quand je faisais ces “boucles”, je trouvais que cela ressemblait à des cornes, du coup, je me suis mis à faire des cornes. J’ai appris qu’en Afrique, les cornes symbolisent des portes sur un autre monde. Chez nous en Guadeloupe et dans la Caraïbe, dans le carnaval, on voit des masques avec des cornes aussi ; c’est l’empreinte africaine.
Quand je travaille je n’ai pas de modèles, je vois des choses, je me laisse aller, il n’y a pas vraiment de plan. C’est d’abord un amusement, il doit y avoir une dimension ludique, après je découvre ce que j’ai fait.
Kariculture.net : À quelle heure travailles-tu?
J. S.-L. : Je travaille le soir, c’est calme.
Kariculture.net : Ici, c’est une autre technique?
J. S.-L. : C’est la technique d’impression et de surimpression. Je travaille à l’aveugle, j’ai deux feuilles de papier, je mets de la peinture sur les deux, je les colle l’une contre l’autre puis les décolle. C’est la spontanéité et après je découvre les résultats. Il y a des gens que me disent que c’est bien, qui me demandent le nom de cette technique alors que le hasard y est pour beaucoup. Dans mon travail, j’aime bien l’aspect rupestre, les premiers gestes, les accidents…
Kariculture.net : As-tu fait travailler ton imagination pendant le confinement? As-tu peint?
J. S.-L. : Pendant le confinement, je n’ai pas travaillé, je n’en avais pas envie. Je ne travaille pas sous pression. Par contre, après le confinement, j’ai fait des choses. Des amis me disent que les artistes ont dû beaucoup bosser pendant cette période parce qu’on était dans un truc anxiogène. Ce n’est pas mon cas. Je sais qu’il existe des artistes qui travaillent quand ils vont mal. Des gens me disent aussi qu’ils ont l’impression que je souffre et je mets ma souffrance dans l’oeuvre alors que ce n’est pas le cas. Moi, quand je vais mal, je ne me mets pas à peindre, je vais plutôt dormir.
Kariculture.net : Le titre de cette exposition commune est “Contrast”, comment expliques-tu ce contraste à travers tes oeuvres et celles de Micheline?
J. S.-L. : Micheline et moi, nous avons réfléchi sur le mot “contrast”. Je vois ce titre comme une provocation car il n’y a pas tellement de contrastes, ils existent peut-être dans notre façon de penser, notre style graphique, nos techniques ; par exemple, quand j’ai utilisé un matériau comme du charbon à la main alors que Micheline a utilisé de l’acrylique et le pinceau, quelque chose de plus doux, plus sensuel.
Kariculture.net : Avec l’épidémie de Covid-19, il y a eu un boom d’expositions en ligne, pour toi est-ce capital de venir visiter une exposition physique?
J. S.-L. : Je me suis posé la question puisque j’ai eu à participer à des expositions numériques pendant le confinement car les artistes étaient obligés de chercher une alternative pour montrer leur travail. Mais j’avoue que l’exposition physique est importante car on fait des expositions pour sortir de chez nous, de notre atelier, pour rencontrer les gens, dialoguer avec eux, ils nous expliquent ce qu’ils ressentent, s’ils aiment ou pas. C’est un partage, un contact qu’ont les artistes avec le public. Avec l’exposition numérique, ce contact n’est pas pareil et, même si on a accès à toute la planète, l’humain n’est pas là. Voir un tableau en numérique et en physique, cela n’a pas le même effet. Cependant, les deux doivent coexister.
Kariculture.net : On répète que les artistes payent un lourd tribut à cette épidémie de coronavirus, comment vois-tu le monde culturel d’après?
J. S.-L. : Le monde culturel repartira mais il faudra du temps, une interrogation sur le pouvoir politique, les gens que sont les référents dans la culture… Je ne pense pas que cela repartira de la même façon mais je ne serais pas étonné que l’on retrouve les mêmes “vieilles habitudes” comme des informations qui ne nous parviennent pas etc. C’est aussi à nous artistes d’être beaucoup plus attentifs, à chercher les informations, à ne pas seulement être artistes.