Du 21 mai au 31 juillet 2022, le Pavillon de la Montagne dans la commune de Saint-Claude accueille une grande et riche exposition intitulée “Ouidah, Retour d’un arrière-petit-fils d’esclave”. Jusqu’à maintenant, personne en Guadeloupe n’avait rapporté un témoignage aussi instructif sur la traite négrière. Neuf ans après un voyage au Togo où il a retrouvé la famille de son ancêtre, esclave à Sainte-Rose, puis au Bénin, le plasticien Jipé Fronton a décidé de raconter son retour sur les terres des rois du Dahomey. L’artiste prépare également un livre sur ce voyage.
Kariculture : Cette exposition intitulée “Ouidah, retour d’un arrière-petit-fils d’esclave” est basée sur un voyage en Afrique et c’est toi, l’arrière-petit-fils d’esclave, est-ce bien cela?
Jipé Fronton : Effectivement, j’ai fait un voyage en 2013 au Togo et comme le Bénin est proche, j’y suis allé. Ma femme est Togolaise, ses parents sont descendants de rois. J’ai eu l’opportunité de retrouver mes ancêtres : en partant de la Guadeloupe, j’ai su qu’il y avait une Zoé Fronton qui était esclave à Sainte-Rose mais je n’avais pas le lien avec l’Afrique. En arrivant là-bas, j’ai été voir le roi d’un village qui s’appelle Glidji près de la ville d’Aneho, je lui en ai parlé et il m’a dit qu’il allait faire des recherches. Je suis resté un mois là-bas. Lors de ses recherches, il a retrouvé cette Zoé qui était partie esclave, elle vivait dans un village appelé Zowla au Togo, je suis allé dans ce village, j’ai rencontré mes cousins, ma famille et je suis “passé” pour leur grand frère, je suis même allé au rituel etc. À partir de là, on a été invité au Bénin par un ami de la famille de ma femme qui est Béninois, il m’a dit : “il faut que tu ailles à Ouidah” (…).
Kariculture : Quand on nous parle d’esclavage, on ne nous parle pas d’Ouidah, on nous parle de Gorée…
J. F. : Oui. Il a mis à ma disposition son chauffeur et un historien, Nasser Béni, et nous sommes allés à Ouidah. En fait, pour mon retour en Afrique, j’étais comme un “roi”. Il y avait deux façons d’aller à Ouidah, soit par les terres où il y a les fleuves ou soit par la côte donc par la mer. Je me suis dit que si je dois refaire le parcours des esclaves, je vais partir en sens inverse donc on est parti par la mer, on nous a déposés près de la plage, à la Porte du Non-Retour et j’ai fait tout le trajet pour remonter jusqu’à la Place Chacha. Cette maison que l’on voit sur cette photo, c’est celle de Francisco Felix de Souza, un Brésilien ; au départ, le roi Guézo lui avait dit: “Voilà, je te donne une concession et toute cette terre de Ouidah t’appartient”.
Kariculture : On voit sur la photo qu’il est né à Bahia en 1754 et qu’il est mort à Ouidah en 1849…
J. F. : Ce monsieur a fait des enfants avec des esclaves, parce qu’il les “aimait” mais il les vendait.
Kariculture : Il les aimait tellement qu’il les vendait…
J. F. : Devant chez lui, il a fait une place où il vendait des esclaves aux Français, Hollandais, Danois, Portugais, Anglais… Tous, ils avaient des entrepôts pour la “marchandise”. Il a donné à cette place aux enchères le nom de “Chacha” car en béninois, “Chacha” veut dire “Tout va vite”, on vendait vite (…).
Kariculture : Sur cette photo, cette maison est vraiment la sienne?
J. F. : Cette maison est sa maison, elle est encore là, il y a des gens, des arrières petits-enfants qui y vivent ; il y a même tout un village qui s’appelle Souza et il y plein de gens qui s’appellent Souza. Quand tu arrives au premier étage de cette maison, il y a son cercueil, il est enterré dans sa maison.
Kariculture : As-tu pu savoir combien de personnes ce marchand avait vendu?
J. F. : On va dire beaucoup, beaucoup, beaucoup…
Il y avait des entrepôts français, anglais entre autres qui étaient des parcages d’esclaves. À côté, il y avait l’église catholique parce que les missionnaires se sont dit: “on va les confesser les Noirs pour leur faire la religion” mais au départ c’était le vaudou ; on m’a toujours dit que c’était quelque chose de mauvais mais non, c’est leur religion, il y a le bien et le mal comme il y a le bien et le mal dans le christianisme. Ici, je suis dans le Temple des Pythons…
Kariculture : Et tu joues avec les serpents, tu n’as pas eu peur?
J. F. : Je joue avec un serpent et je n’ai pas eu peur. Sais-tu pourquoi? C’est Béni, l’historien, qui m’a dit: “il faut que rentres là-dedans parce que je sens que tu as des ancêtres ici”.
Kariculture : Est-ce que lui, il est entré là-dedans? (rires)
J. F. : Ah non, il n’est pas entré! Il est entré dans la cour avec moi. Il m’a dit : “Rentre, si tu as un ascendant, le serpent ne va rien te faire”. Je suis rentré, j’avais peur, au départ ; ma femme était là. J’ai touché un serpent, j’ai vu qu’il n’a pas bougé, je l’ai même mis autour de mon cou (…) Ici, à travers cette installation, j’ai voulu représenter toute cette partie symbolique.
Kariculture : Comment les “captifs” arrivaient-ils jusqu’à Ouidah et sa fameuse Place Chacha?
J. F. : Ouidah se trouve ici, au Bénin. Les esclaves sortaient de tous les pays frontaliers (Nigéria, Ghana, Burkina Fasso, Niger) et arrivaient sur cette Place Chacha. Après cette place, ils traversaient tout un village pour aller vers la mer ; moi, j’ai fait une trace droite mais à l’époque ils passaient dans des lagunes, des marécages, il y avait des animaux comme des lions, crocodiles etc. Pour arriver jusqu’à la mer, il fallait faire 3156 kilomètres, le “troupeau” d’esclaves devait parcourir 130 kms par jour, il buvait de l’eau chaque 130 kilomètres.
Kariculture : Et ceux qui n’y arrivaient pas?
J. P. : Ils mouraient, on les laissait là par terre, ceux qui y arrivaient, “tant mieux” entre guillemets.
Toutes ces toiles ont été faites avant mon voyage, en 2003, je ne savais même pas que j’aurais été là-bas, que j’aurais rencontré ma femme, je l’ai rencontré en 2006, nous sommes allés à Ouidah en 2013.
Sur la route que j’ai prise en partant de la place, la première statue c’est un oiseau avec un poisson dans le bec, ce qui veut dire : “le royaume est grand et le royaume ne sera jamais vaincu”. Le poisson symbolise l’assaillant.
Kariculture : Il y a toute une collection de statues le long de cette route, quand ont-elles été faites?
J. F. : Les statues liées à l’esclavage ont été faites par les différents rois d’Abomey mais elles avaient été détruites, l’Unesco les a fait refaire par des artistes. Quand on arrive ici, on a le lion qui a la bouche ouverte et les griffes sorties, ce qui veut dire : “Le royaume ne craint rien”, le roi est là pour les protéger. Ici, c’est la hyène vomissant un mouton, c’est imagé : le roi Agadja (1711-1740) avait des animaux et parmi eux, il y en avait qui mouraient et il voulait comprendre pourquoi. Alors, il a réuni tous ces animaux et l’un d’entre eux a crié et le roi a dit: “celui qui a crié, c’est celui qui mangeait tous les autres”. À partir de cette déduction, il s’est dit : “Dans mon palais, je saurai maintenant qui me trahit en lui donnant à boire quelque chose”. Après, il y a la statue de l’oiseau et le tamtam, cela veut dire : “le tamtam résonnera toujours” ; le roi disait que “tu ne peux pas interdire à un frère de parler de ce qui ne va pas dans le royaume” ; le tamtam symbolise la langue qui parle, la parole. Ici, c’est une autre statue, il y a une jambe coupée et un balai ; cela signifie que “le royaume a trébuché mais il n’est pas tombé et, avec le balai, on pourra balayer les assaillants”.
Kariculture : Est-ce l’historien qui t’accompagnait, Nasser Béni, qui t’a expliqué tout cela?
J. F. : Oui, il m’a expliqué tout cela. Toutes ces statues sont le long de la route. Il y a eu différents rois et chaque roi a mis son empreinte. Il faut aussi savoir qu’à l’époque Ouidah s’appelait Houéda, c’est le vrai nom. Les Français, quand ils sont arrivés, ne parvenaient pas à dire Houéda et ils l’ont appelée Ouidah (…).
Ici, c’est L’arbre de l’Oubli, je l’ai représenté ainsi. Les hommes devaient tourner autour de cet arbre 9 fois, les femmes 7 fois car la femme si elle avait eu neuf côtes elle n’aurait pas pu enfanter. Cela les désorientait, ils ne savaient plus où ils étaient…
Kariculture : Tu parles même de culture à propos de cet Arbre de l’Oubli, c’est écrit: “ils étaient censés devenir amnésiques, ils oubliaient complètement leur passé, leur origine et leur identité culturelle pour devenir des êtres sans aucune volonté de réagir et de se rebeller”.
Quand tu as vu tout cela, dans quel état étais-tu?
J. F. : Oouuh, regarde cela me donne encore des frissons. Quand j’ai commencé à marcher sur la Place Chacha, j’avais l’impression que les ancêtres étaient là. Sur cette route, tu ne vois pas tellement de voitures qui passent, il y a du monde qui habite là mais les villages sont un peu retirés, ils ne sont pas sur la trace. À l’époque, il y avait plusieurs traces pour aller sur la plage, le roi Agadja a demandé à l’un de ses sujets d’aller mesurer la route que faisaient ces esclaves, quand celui-ci lui a donné la distance, le roi a dit : “on arrête cette traite, on ne vend plus”. Parce qu’il faut savoir qu’au départ, Chacha 1er, le Brésilien de Souza, allait capturer des gens dans les pays frontaliers et il disait aux rois qu’ils allaient apprendre de beaux métiers dans le Nouveau Monde et qu’ils allaient revenir. Mais de Souza ne disait pas que c’était dans la condition d’esclaves qu’ils allaient là-bas.
Kariculture : En tout cas, ils partaient sans le vouloir…
J. F. : Ils partaient sans le vouloir. Au départ, certains rois disaient, par exemple : “je te donne 10 personnes (ils n’étaient pas encore esclaves), tu me donnes quelques coquillages”. L’affaire était conclue et ces personnes partaient. Quand les Européens ont vu que les rois ne leur donnaient plus des “personnes”, ils sont allés attaquer des villages où ils prenaient des reines, des princesses, qu’ils ramenaient en esclavage. C’était une grosse déportation (…) Après l’Arbre de l’Oubli, ils arrivaient dans la Case de Zoumaï, ce qui veut dire : que la lumière n’y aille pas. C’était une grande case hermétique.
Kariculture : Les touristes comme toi qui arrivent là-bas peuvent pénétrer dans cette case?
J. F. : Non, c’est un monument et c’est fermé (…) Une fois que les captifs y rentraient, ils n’y ressortaient plus, ils étaient dociles, ils perdaient leurs facultés, beaucoup mouraient.
Kariculture : Combien de temps restaient-ils là-dedans?
J. F. : Cela dépend, c’est seulement quand le bateau arrivait qu’ils sortaient de là. On les faisaient sortir mais certains mouraient et on les mettait dans une fosse commune qui se trouve à côté. Nous sommes dans le village de Zoungbodji.
Ici, c’est la statue du Sorcier parce qu’il accompagnait toujours les captifs, cela faisait partie des coutumes. Le vaudou est partout alors le sorcier était là aussi pour guider leurs pas et passer dans l’autre monde. Puis, les pirogues les attendaient pour les conduire sur le bateau négrier.
Kariculture : Ici, c’est l’Arbre du Retour ?
J. F. : C’est un kolatier, il symbolise le retour des esclaves. C’est un peu métaphysique, en même temps c’est mystique parce que l’esclave qui est parti en exil ne va jamais retourner là-bas, il n’y a que son esprit qui peut y retourner. Par contre, les arrières petits-enfants, un jour, reviendront. Comme moi, je l’ai fait.
Kariculture : Devant cet arbre, que t’a-t-on demandé de faire?
J. F. : On m’a dit de faire 3 tours pour que mes ancêtres sachent que je suis revenu.
Kariculture : Après comment étais-tu ?
J. F. : Dans le même état d’esprit qu’au début : je sentais que les ancêtres étaient là avec moi. Par contre, quand je suis arrivé à la Porte du Non-Retour, après avoir pris toutes ces connaissances, je me suis senti soulagé, j’ai senti qu’une partie de moi était libéré.
Kariculture : Les rois étaient en partie responsables de ce qui s’est passé, as-tu ressenti de la compassion, du regret chez les personnes que tu as rencontrées?
J. F. : Si, chez le chef de village : il raconte un peu l’histoire de l’arbre en disant que cela lui faisait plaisir de voir qu’un arrière-petit-fils et fils d’esclave est venu autour de l’arbre et parler avec eux. Cela m’a fait beaucoup de bien aussi.
Kariculture : Ils ne se sentent pas un peu “coupables” de ce que leurs ancêtres ont fait?
J. F. : Non, non! Pourquoi? Parce que pour eux de Souza a vendu les Noirs mais il y en a beaucoup qui ont réussi, il y a eu des morts mais il y en a ceux qui sont devenus chauffeurs etc.
Kariculture : Ils voient cela comme cela?
J. F. : Ils voient cela comme cela et jusqu’à maintenant il y a des de Souza partout…
Kariculture : Pour eux, de Souza étaient un bienfaiteur?
J. F. : Pour eux, c’est un bienfaiteur parce que, pour le roi, ces captifs n’étaient pas vendus, de Souza ne leur avait pas tout dit…
Kariculture : Ici sur cette photo, c’est le comptoir?
J. F. : Il y avait plusieurs comptoirs : français, hollandais, portugais etc. C’est ici qu’on marquait au fer chaud les personnes. Après, elles devaient traverser la plage pour aller prendre le grand bateau mais avant, elles allaient dans la Case du Sorcier. On est obligé de se baisser pour entrer là-dedans, pour se montrer “petit” devant le sorcier… On sortait par une autre porte qui donnait sur la mer et les pirogues étaient là et les attendaient (…) Il faut savoir que ce comptoir a été détruit – les portes ont été brûlées, à l’intérieur il y a des impacts de balles etc. – par le roi Guézo quand il a su que ce que l’on faisait des gens de son royaume. Il a arrêté cela… Mais les Français et les autres Européens sont revenus voir le roi pour lui demander de les laisser continuer la traite et le roi a dit non. De son côté, de Souza ne voulait pas arrêter, il lui restait deux bateaux qui devaient venir chercher la “marchandise”, l’un des bateaux n’est pas arrivé, l’autre n’a pu prendre personne. De Souza n’a pas vu la fin de l’esclavage (…).
Kariculture : Cela fait 9 ans que tu es allé là-bas pourquoi c’est maintenant que tu fais cette exposition?
J. F. : Je n’étais pas encore prêt à raconter l’histoire, je n’avais pas trouvé le lieu adéquat.
Kariculture : Il y a beaucoup de choses dans cette exposition : des toiles, des photos, des sculptures, des installations, vidéos etc. Cela t’a pris combien de temps pour tout organiser?
J. F. : Une semaine. J’ai voulu refaire le parcours pour que les visiteurs ressentent la lourdeur, qu’ils sentent que les esclaves, nos ancêtres sont là. Nous avons monté l’expo à trois Jérôme, mon fils, Émile, un copain et moi-même. J’ai imaginé les sacs en jute, il y en a 200. Je n’ai pas compté le nombre de toiles ni le nombre de photos…
Kariculture : Combien de temps as-tu pris pour faire toutes ces photos?
J. F. : L’ami de la famille de ma femme réside à 30 ou 40 kms de Ouidah. Pour y aller, j’ai fait le trajet en voiture et, assis à l’arrière, j’ai pu faire de nombreuses photos. Au retour, j’ai commencé le trajet à pied de la Place Chacha mais seulement pendant 3 kms, je m’arrêtais, je posais des questions à Nasser, l’historien, je refaisais des photos. Puis, nous avons terminé en voiture jusqu’à la Porte du Non Retour. Sur cette immense plage se trouvait un comptoir partagé par les différentes nationalités…
Kariculture : Quand je regarde ces photos, j’ai l’impression que c’est un endroit désert, c’est frappant…
J. F. : C’est vrai que c’est désert mais quand on arrive à l’entrée, il y a un village artisanal. C’est vrai que sur la route, c’est vide, c’est désert ; il y a le village de Zoungbodgi qui est un peu en retrait, il y a des gens qui habitent là mais je ne les ai pas photographiés (…).
Kariculture : Tu as vu des touristes à Ouidah?
J. F. : Quand j’y étais, je n’ai pas vu de touristes. On parle plus de Gorée. Ici à Ouidah, c’est un “package” d’esclaves, une fois que les esclaves ont pris le bateau, ils allaient en transit à Gorée, puis ils étaient conduits à tel endroit dans le Nouveau Monde. À Ouidah, on est au coeur du trafic d’esclaves.
Kariculture : Conseilles-tu aux Guadeloupéens, aux gens en général d’y aller?
J. F. : Oui, je leur conseille d’y aller.