Derrière certains épisodes de séries françaises connues comme Mongeville, Sam ou Tropiques Criminels, se cache la plume talentueuse et affûtée d’une jeune Martiniquaise, Sarah Malléon. Diplômée d’une des meilleures écoles de scénaristes en France, elle évolue depuis 2015 entre la télévision et le cinéma, entre commandes et créations. Doubout, son court-métrage écrit et réalisé avec Pierre Le Gall, a été vainqueur du Festival Prix de Court en 2019. Elle nous confie une histoire dont la détermination est le fil conducteur et qui promet encore de beaux chapitres à venir.
Kariculture.net : Pourquoi as-tu choisi le métier de scénariste ?
Sarah Malléon : C’est une vocation. À 9 ans, j’ai vu La légende du Cavalier sans Tête à l’Olympia en Fort-de-France. J’ai trouvé ce film incroyable : l’histoire, le jeu, j’ai eu peur, j’ai rigolé… Toute l’émotion que j’ai ressentie en un film, j’ai eu envie de la redonner. Je me suis promis que, plus grande, j’écrirai des films. Plus tard, quand j’ai eu 12 ans, j’ai vu Rue Cases-Nègres et j’ai pensé : “Si Euzhan Palcy a pu le faire, c’est que c’est possible”.
Kariculture.net : Comment es-tu passée de cette promesse à une réalité ?
S.M. : Au lycée, j’ai repéré deux écoles de scénaristes : la Fémis et le Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle (CEEA). Cette dernière défend l’idée qu’un scénariste est un artisan et ça m’a plu. Il y avait aussi un côté très secret : les gens qui y entrent signent une clause de confidentialité. J’ai trouvé ça génial ! En plus, elle est très sélective, ils ne prennent que 12 personnes par an. J’aimais ce côté rock’n roll et en même temps inatteignable.
Après un master en communication à l’Université des Antilles et une année en tant qu’assistante de français en Angleterre, je me suis décidée à passer le concours du CEEA. Heureusement que je l’ai eu car je n’avais pas de plan B !
Il y a trois étapes de sélection. La première, c’est l’envoi d’un scénario. La deuxième, c’est l’épreuve sur table : écrire le synopsis d’un long-métrage en 6 heures. J’ai eu l’impression de l’avoir complètement ratée. J’en ai pleuré mais il restait tout de même la dernière étape, l’entretien à l’oral. Une amie m’a conseillé d’y aller comme si je n’avais rien à perdre, d’être naturelle et de dire pourquoi je voulais faire ce métier. Quand le jury m’a demandé ce que je pensais de mon synopsis, je l’ai critiqué à fond ! C’est exactement ce qu’ils attendaient, de l’autocritique. Au CEEA, on t’apprend à écouter les retours et avoir du recul sur ton travail. Tu comprends que le métier de scénariste ce n’est pas d’écrire, mais de réécrire.
J’ai suivi la formation pendant deux ans. Le rythme est le même qu’en prépa-médecine. On écrivait tout le temps. Ça m’a forcée à finir mes textes. Souvent la peur de l’échec fait qu’on ne va pas au bout de ce qu’on entreprend. J’ai aussi appris à travailler en fonction du budget, dans différents formats, long, court, série, animation… Je suis sortie en 2015 avec une bible de fiction télé et une bible de fiction animation. Quelques mois après, j’avais mon agent et j’entrais dans la vie active de scénariste.
Kariculture.net : Quelles sont tes influences ?
S.M. : Mes influences sont multiples, ce sont celles de tout le monde. Du coup, je ne cherche pas à faire des films élitistes. Je fais des films qui fédèrent, qui sont abordables pour des gens de différents milieux, de différents horizons. Pour moi, un film peut être imparfait mais si la personne y a mis du coeur, ses tripes, ça me fait rentrer dedans et ça me touche. J’essaie de faire mes films dans cette optique.
Kariculture.net : Quelles histoires veux-tu raconter?
S.M. : Tous mes films se passent en Martinique ou mettent en scène des Antillais. Au collège, on a voulu nous apprendre à faire des recherches. Alors que je feuilletais un bouquin à la bibliothèque du Lamentin, je suis tombée sur un paragraphe titré “An tan Robè”. Ça m’a interpellée car ma grand-mère parlait souvent de cette époque. J’avais compris que c’était dur mais je ne savais pas qui était ce Robert. En lisant, j’ai ressenti comme un coup de poing dans le ventre. J’ai découvert que : la Résistance ce n’était pas juste Jean Moulin avec une baguette sous le bras et une clope à la bouche ; à l’appel du général de Gaulle, des hommes et des femmes martiniquais se sont engagés pour aller taper des Nazis et libérer la France ; il y avait un embargo américain, et qu’au péril de leur vie, ils ont passé le canal de la Dominique ou de Ste-Lucie pour rejoindre les forces françaises. Ils sont allés se battre contre des racistes et ils ont eux-mêmes été confrontés au racisme. Plus je lisais, plus je m’énervais.
Personne ne m’avait dit que des gens proches de moi étaient allés se battre et faisaient partie de ce beau récit de la République française. On les avait maltraités, puis oubliés. À l’époque, Euzhan Palcy n’avait pas encore fait son documentaire et les dissidents n’avaient pas encore reçu de médaille. Je me suis dit qu’on se moquait de nous, qu’on nous racontait l’histoire qu’on voulait nous raconter. Alors, comme Aimé Césaire, “bouche de ceux qui n’ont point de bouche”, je me suis promis d’écrire les histoires de ces gens-là. Les histoires qui n’ont jamais été racontées. C’est ma colère de cinéaste. Ce métier est difficile, des fois j’ai envie de tout lâcher mais à chaque fois, cette colère fait que je me lève tous les matins et que j’y retourne.
Kariculture.net : De quoi parle ton premier court-métrage, Doubout ?
S.M. : En discutant avec Pierre Le Gall, mon co-auteur, rencontré au CEEA, on s’est rendu compte qu’il était un grand-frère et moi une grande soeur. En allant à Paris pour notre carrière, on avait tous les deux laissé nos cadets derrière nous. On raconte souvent l’histoire de celui qui part mais rarement celle de celui qui reste. Nous avons donc eu envie de la raconter et d’en faire un film familial, un peu fantastique. Je lui ai parlé de la Légende de Lentikri qui me faisait peur quand j’étais petite. Pierre a adoré.
Le premier script de Doubout faisait 32 pages. On l’a proposé à nos producteurs. Ce n’était pas gagné car c’est un film fantastique, ça parle d’un gamin, de Noirs, et en plus ça se passe en Martinique ! Sauf qu’ils étaient assez fous pour nous suivre. D’autres producteurs leur ont dit qu’ils étaient fous mais ils ont foncé. Je ne les remercierai jamais assez. On a fait 13 ou 14 versions avant d’arriver au scénario final.
Kariculture.net : Doubout a été très bien reçu en Martinique, il a notamment gagné le Prix de Court 2019. Tous les deux, êtes-vous satisfaits de sa réception générale?
S.M. : Ce qui nous a touchés c’est que les gens se sont identifiés. Il y avait cette histoire de frères et cette spécificité d’un film qui se passe en Martinique mais qui n’est pas “doudouiste”. On n’y voit pas de plage. On tenait à raconter quelque chose avec des personnes ancrées dans un réel, pas un cliché.
On s’est posé la question des grilles de lecture. Le spectateur occidental ne comprendrait pas toutes les subtilités mais il aurait au moins une grille de lecture. Aucun spectateur ne serait mis de côté. L’amour, la peur, la tristesse, la séparation c’est universel. Par contre, Doubout est ancré dans une culture antillaise, caribéenne.
Le film a été très bien reçu dans le monde. En Russie, il a reçu le Prix des Valeurs Familiales ! Il a été projeté dans des festivals au Bangladesh, en Corée, Suède, Pologne, au Mexique, Brésil, à New York, Montréal, Trinidad, en Haïti, au Kenya, à Berlin, Écosse, Angleterre… Par contre, il n’a pas énormément marché en France. On n’a pas fait de gros festivals parce que le film n’entrait pas dans une ligne éditoriale préexistante. C’est un film de genre… avec des Noirs. Ils ne savent pas quoi faire de ce genre de trucs. On m’avait déjà fait comprendre qu’il n’y avait qu’une petite fenêtre de tir pour les films antillais et qu’il fallait que ce soit un remake de Rue Cases-Nègres, du Marcel Pagnol aux Antilles. C’est difficile d’élargir cette case ou d’en créer une autre. Moi, je n’écris pas pour rentrer dans une case, je ne suis pas là pour ça. Pas au cinéma. Je le fais déjà pour la télé.
Kariculture.net : Certains cinéastes antillais se dirigent vers les industries cinématographiques africaines ou canadiennes, qu’en penses-tu ?
S.M. : Je comprends tout à fait la démarche, si j’ai cette opportunité pour un projet, je le ferai. Au Nigéria par exemple, ils n’ont pas peur du genre. Néanmoins, j’ai un côté “fèt’ chié”. Je suis en France, tu es clairement en train de me faire comprendre que je te dérange ? Eh bien, j’ai envie de rester, juste pour t’emmerder. Je suis autant Française que toi alors je vais faire mes films en France, avec les aides financières françaises et je vais te faire comprendre que tu fais partie du problème. Peut-être qu’un jour j’en aurai marre mais, pour l’instant, je tiens à ce rôle. Partir, c’est laisser les autres gagner. Je ne veux pas laisser l’entre-soi hexagonal gagner. Je me dis que c’est encore possible, j’ai de l’espoir.
Kariculture.net : En tant que cinéaste, quel est ton avis sur les récents événements qui remettent en question certains symboles coloniaux ?
S.M. : Je trouve génial ce mouvement de libération de la parole. Le concept du “white savior”, le récit qui dit que la France nous a offert l’abolition de l’esclavage, ça ne passe pas. Je ne pensais pas que ma génération aurait déboulonné des statues mais ce qu’elle veut dire c’est : “On en a marre de ce récit national, vous n’essayez pas de vous remettre en question ou de discuter”. Cet idéal d’une France laïque, qui ne voit pas les couleurs, ce n’est pas ce qui se passe dans les faits. Le problème c’est qu’ils n’écoutent pas alors s’il faut déboulonner des statues pour qu’ils commencent à tendre l’oreille, déboulonnons-les !
Quand je déboulonne une statue paternaliste, je ne m’attaque pas à Schoelcher mais au symbole, à ce que cela représente. Cette émulation mondiale doit permettre d’ouvrir le débat. Je suis d’une génération qui a dû découvrir par hasard la Dissidence en Martinique. Sur les photos de la Libération de Paris, il n’y a pas de Noirs parce qu’on a demandé à ce qu’on les cache. C’est ça aussi l’histoire de la France. Une histoire masculine et une histoire blanche. Le discours paternaliste qui consiste à dire : “Vous ne savez pas pour quoi vous vous battez, vous voulez changer l’histoire” me dérange. On ne veut pas changer l’histoire, on veut changer le récit national, c’est différent. Ce combat rejoint le cinéma.